Il la regardait d'un air suspect, comme si elle venait de dire la chose la plus absurde qu'il n'eut jamais entendu. Freya retint un long soupire de franchir ses lèvres à demi-closes, ignorant le regard insistant du barman posé sur elle. Peut-être qu'il avait mal compris sa commande et c'était pour cette raison qu'il l'observait d'un oeil aussi suspicieux depuis plus d'une minute. Après tout, le brouhaha du bar pouvait très bien couvrir sa voix s'il n'était pas attentif à ses paroles... « Un martini, je vous pris » répéta-t-elle de son sourire le plus hypocrite. Cette fois, le barman ne pouvait pas avoir mal compris sa demande. Comme réponse, ce dernier se pencha au-dessus du comptoir afin de se rapprocher de Freya qui ne bougea pas d'un seul millimètre, qui ne laissa toujours pas son sourire s'éteindre. « Je peux voir tes cartes ? » demanda-t-il d'un ton qu'il lui sembla plutôt hautain. Et voilà que ça recommençait. La vampire ne put s'empêcher de laisser échapper ce long soupire qui lui chatouillait les lèvres depuis son arrivé dans ce bar, levant les yeux au ciel. Avait-elle l'air d'avoir quinze ans ? Ou était-ce un plaisir qu'il se faisait de l'insulter en lui demander son âge ? S'il voulait tout savoir, elle était plus âgée que tous les clients de cette pièce réunis ! Mais elle n'allait certainement pas se ridiculiser en lui avouant son véritable âge. Elle retrouva rapidement son petit sourire niais et plongea ses claires prunelles bien profondément dans ceux du barman qui commençait réellement à l'agacer. « Non, vous n'avez pas besoin de voir mes cartes, puisque je suis une habituée de la place et vous vous rappelez que de me faire attendre est une bien mauvaise idée. » On l'avait averti que d'utiliser ses dons de vampire dans cette ville pouvait s'avérer dangereux, voir suicidaire, mais elle s'en fichait. Elle n'allait certainement pas laisser ce petit barman de deuxième classe lui gâcher la soirée. Suite à son petit tour de passe-passe, l'homme se contenta d'effectuer un hochement presque imperceptible de la tête, le regard étrangement vide. « Un martini pour mademoiselle » dit-il avant de s'empresser de concocter la boisson. Finalement. C'était quoi le problème des humains dans cette ville ? Ou de cette époque ? Autrefois, il n'était pas si tabou de boire avant l'âge de vingt-et-un ans et, malheureusement pour Freya, sa vie se termina une seule petite année avant l'âge légal aux États-Unis. Quelle chance.

Jamais elle n'eut un service aussi rapide que celui-ci. Pour tout dire, il était pas mal le petit barman lorsqu'il s'y mettait. Une fois que le martini fut posé devant Freya, cette dernière le saisit sans offrir le moindre regard ou le moindre merci. Elle détestait se faire demander son âge, alors la voilà légèrement agacé. S'éloignant du comptoir, la vampire trouva une table haute libre où elle s'installa tranquillement. Quoi faire de mieux un soir de semaine. Freya avait toujours aimé traîner dans ce genre d'endroit, les gens y étaient habituellement enjoués - parfois même trop - et l'ambiance y était tout aussi agréable. Enfin, c'était mieux que de demeurer enfermer entre quatre murs à discuter d'une façon de mettre des bâtons dans les roues de son cher frère, Klaus. Parfois, il suffisait de changer d'air pour qu'une idée de génie ne vienne frapper à sa porte. Assise seule à sa table, la vampire sirota tranquillement sa boisson au gin, observant d'un oeil analytique les gens qui allaient et venaient devant elle. Peut-être qu'elle pourrait se permettre un petit encas en fin de soirée si l'occasion se présentait. Mmm. Quelques-uns parmi la foule lui ouvraient l'appétit...

Ses lèvres trempaient délicatement dans la boisson au gin qu'elle venait tout juste de récupérer au bar. Le goût exquis du liquide alcoolisé éveilla ses papilles gustatives alors qu'elle demeurait confortablement installée à sa table, seule. Généralement, lorsqu'elle se retrouvait isolée ainsi dans un endroit tel que celui-ci, un inconnu la rejoignait rapidement, intéressé et intrigué par cette solitude. Marque d'attention qui pouvait être flatteur, certes, mais qui réussissait plutôt à agacer la vampire. Si elle était seule à boire un verre, c'était peut-être parce qu'elle désirait être seule à boire un verre ! Parfois les mortels manquaient légèrement de jugement. Cependant, il arrivait que certaines interruptions de ce genre lui apportaient ce qu'elle recherchait, c'est-à-dire un petit encas. Et elle ne saurait cracher sur une aussi belle occasion de se mettre quelque chose sous la dent. Mais il était toujours plus amusant et satisfaisant de choisir soi-même sa proie et de la traquer comme un pauvre animal inoffensif. Sentir la peur émaner de la future victime, voir de l'incompréhension dans son regard effrayé et paniqué. Rien n'était comparable à cette sensation de puissance que la chasse lui procurait. À cette simple pensée, un sourire espiègle se dessina sur ses douces lèvres alors que son regard vagabondait parmi la foule du bar. D'un air nonchalant, Freya décortiquait chaque humain présent dans la place, écoutait quelques bouts de conversations comme une adolescente en quête de potins. « Je ne l'ai jamais touché, Mini ! C'est elle qui s'est jetée sur moi, elle me veut depuis cette fameuse soirée chez Bobby... » se démenait un petit brunet à l'autre extrémité de la pièce. Freya l'apercevait au loin, posté devant une petite rouquine, les bras fortement croisés contre sa poitrine. Celle-ci laissa échapper un rire jaune avant d'effectuer un pas vers lui. « Cette même soirée où tu as draguer toutes les filles de la place, même la mère de Bobby ? » Ouch. Celui-là allait définitivement passer un mauvais moment. Pas d'humeur à suivre cette conversation enflammée, la vampire détourna son attention, les sourcils élevés. Elle n'allait certainement pas prendre l'un de ces deux jeunots comme amuse-gueule ce soir.

« Merci pour les informations à propos de Klaus, elles me seront utiles. Tu peux y aller. » Son coeur, s'il avait toujours été en fonction, aurait littéralement arrêté de battre. Ces paroles la frappèrent de plein fouet, détonant parmi tout le brouhaha qui emplissait le bar. Elle n'avait pas rêvé. Elle avait bel et bien entendu le nom de son frère aîné... Confuse, mais impatiente, Freya se redressa sur son siège et balaya la pièce de ses yeux hâtifs. Du mieux qu'elle le put, elle décortiqua chaque personne présente à la recherche de la bouche qui avait prononcé ces mots. Son regard pair trouva alors un homme de race blanche, plutôt grand, bâti, cheveux châtain, gueule d'ange. Il se levait de sa table alors qu'une serveuse le quittait un petit sourire sur les lèvres. Se concentrant davantage sur cet inconnu, la vampire constata rapidement qu'elle n'était pas la seule de sa race en ces lieux. Évidemment, un vampire. Mais son visage lui était totalement étranger... Jamais elle ne l'avait vu de près ou de loin, que ce soit dans le passé proche ou éloigné. Et sa mémoire faisait rarement défaut. Celui-ci se frayait à présent un chemin au travers des gens et disparut bientôt derrière une porte menant aux toilettes des hommes. Le visage de l'originelle devint subitement sérieux et dur. Elle empoigna son verre et but le reste du martini cul sec avant de se leva elle-même de table. Un jeune homme s'était arrêté au même instant à sa table, près à lui adresser la parole. Mais Freya n'y prêta aucune attention, son regard toujours posé vers cette porte camouflant l'inconnu. Bousculant presque les gens sur son chemin, elle atteint finalement les toilettes des hommes, ne se souciant guère des regards désapprobateurs des humains autour d'elle. Et sans plus attendre, Freya franchit la porte et retrouva le brunet près du robinet. De sa vitesse vampirique, elle attrapa les épaules de l'homme et le plaqua contre le mur. Elle compressa alors son index contre son thorax afin de le maintenir bien en place, ignorant à qui elle avait à faire. D'un air qui se voulait nonchalant, la vampire balaya sa chevelure dorée de son épaule pour ensuite emprisonner la mâchoire de l'homme dans une poigne de fer qu'on ne pourrait se douter de la part d'une créature aux airs aussi fragiles. « Dites-moi, croyez-vous vraiment qu'il est prudent de prononcer le nom du vampire le plus recherché de la ville dans un endroit public ? » interrogea-t-elle en inclinant légèrement la tête sur le côté avant de poursuivre dans un murmure: « C'est une très mauvaise idée. » Et d'un geste brusque, elle fracassa la tête du vampire sur le mur derrière lui. D'un regard insistant et menaçant, elle le toisa, prête à tout pour découvrir ces fameuses informations. « Que savez-vous ? »