“ Alice, reviens ! ” Ses pieds nus effleuraient à peine l'herbe encore humide et les éclats de rire fendaient l'air matinal. Le Soleil n'était même pas encore levé, ses rayons rosés se découpant à l'horizon. Elle était déjà loin lorsque que la porte s'ouvrit en grinçant et que le garçon se lançait après elle. Elle dépassa les premiers arbres et la bâtisse disparut derrière les troncs imposants. Elle imaginait sans peine le soupir exaspéré de son frère qui, après quelques secondes à scruter l'orée de la forêt, serait rentré en levant les yeux au ciel. Riant toujours, Alice ralentit jusqu'à marcher tranquillement avant de se laisser tomber près du ruisseau. L'eau était froide, en cette fin d'octobre. La jeune fille s'assit en tailleur, passa une main dans ses longs cheveux blonds et ouvrit l'épais grimoire sur ses genoux. Valerian l'empêchait sans arrêt d'y toucher. Elle le comprenait, c'était pour la protéger, pour préserver leur secret. Car si jamais quelqu'un venait à le savoir... Un frisson descendit lentement le long de la nuque de Alice. Les images affluèrent dans son esprit, les hurlements déchirant la nuit, les flammes défiant l'éclat de la Lune, l'odeur de chair brûlée qui excitait les vénitiens rassemblés autour de la place... Meurs, sorcière ! C'était à peine trois jours plus tôt. Octavia D'Aquino n'avait pas été la première, et elle ne serait sûrement pas la dernière. Mais Alice était prudente. Elle ne pratiquait que pour elle et les animaux qui voulait bien l'accompagner, elle pratiquait dans la forêt, à l'abri des regards. Inspirant profondément, elle ferma les yeux pour répéter cette même formule qui ne voulait pas fonctionner depuis presque une semaine. Cette même formule qui n'avait pas fonctionné toutes les autre fois où elle l'avait entreprise avec Octavia. “ Ignis ex tenebris surgeret. ” Soulevant une paupière, elle regarda ses mains ouvertes vers le ciel. Elle ferma les yeux une nouvelle fois et dit une nouvelle fois, avec plus de conviction. “ Ignis ex tenebris surgeret. ” Un grondement retentit à travers les arbres, quelques oiseaux ensommeillés s'envolèrent dans un froissement d'ailes. Alice se releva brusquement et jeta un regard circulaire autour d'elle. Refermant le livre, elle rassembla ses jupons et se remit à courir, désireuse de rentrer chez elle.

Alice entendait le bois craquer sous ses pieds. Elle entendait les cris enthousiastes de la foule autour d'elle, voyait le sourire machiavélique d'Elena au premier rang, sentait déjà la fumée emplir ses poumons avant même que l'on ait allumé le feu. Quand elle avait atteint la maison, elle avait vu cette dernière en proie aux flammes et la famille éplorée dans le jardin, près de son frère et sa sœur. Elena avait affirmé à sa mère que c'était Alice, cette sorcière, et son Livre, et son habitude de courir pieds nus dans la forêt, et le fait qu'elle semblait parler aux animaux, qui avait allumé le sinistre. La rumeur n'avait pas mis longtemps avant d'envahir le village tout entier qui s'était empressé de condamner l'intruse. Alice regarda les trois hommes s'approcher, flambeau en main, et sentit que son cœur s'accélérait. Derrière la foule, nonchalamment adossé contre le mur marquant l'entrée du village, se tenait Valerian, le regard rivé sur sa sœur, l'air perplexe. La première buche s'embrasa. Avant que l'on emmène la jeune fille, il l'avait prise dans ses bras et glissé un petit flacon de liquide rouge foncé dans la main. Alice l'avait bu sur-le-champ. Qu'avait-elle à perdre ? Et là, alors que les flammes s'approchaient dangereusement de ses pieds, elle fixait son frère, et le vit sortir une même petite fiole et la vider avant de désigner sur un clin d'oeil le poignard qu'il tenait contre sa cuisse. Peu de temps après, toute l'assistance avait comme à son habitude déserté la place de Venise, lasse d'entendre hurler la sorcière qui ne se décidait à être réduite en cendres. Aveuglée, suffoquée, assourdie par la douleur qui la submergeait, Alice ne se rendit pas compte du temps qui passait ni des flammes qui la consumait, jusqu'à ce qu'enfin, tout devienne noir.

Alice ouvrit les yeux à l'ombre d'un arbre alors que quelque chose de petit tombait violemment sur son épaule. Elle était allongée dans l'herbe. Elle voyait le ciel bleu et les branches feuillues au dessus d'elle, une noisette près de son bras. Elle sentait également une main qui tenait la sienne. La jeune fille tourna la tête. Valerian était allongé à côté d'elle, l'air profondément endormi à tel point que Alice ne l'entendait même pas respirer. Elle mourrait de soif. Un petit sourire accroché aux lèvres, elle n'avait pas encore prit le temps de penser sérieusement à ce qu'elle faisait ici, ni comment elle y était arrivée. Ni même à ce que "ici" représentait. “ Nusquam ab aqua, veniet ad me. ” Elle regarda sa main. Rien. Ce sort marchait toujours, pourtant... Elle répéta la formule, encore et encore. En vain. Frustrée, les larmes aux yeux, elle joua nerveusement avec une mèches qui lui tombait devant les yeux. Alors, sa mémoire lui tomba dessus en traître. Et, au même moment, son frère ouvrit les yeux et se redressa. Alice se tourna vers lui. Il jouait avec la noisette, l'air parfaitement innocent. Sa cadette le fusilla du regard. Il ne releva la tête que quelques minutes plus tard. Pendant ce temps, Alice avait eu le temps d'apercevoir la déchirure ensanglantée dans la cape de Valerian et le même poignard devenu rouge gisant à côté de lui. Tout ça, le feu, le procès... Qu'était-il arrivé ? “ Tu te souviens de ce couple de vampires, venu à Venise en sachant que pas mal de sorcières exerçaient là-bas ? ” Face à l'air déboussolé de sa sœur, c'était tout ce qu'il avait trouvé à répondre. Alice le dévisagea avant de hocher la tête. “ Oui... Ils voulaient... Des pierres, des pierres bleues, je n'ai pas vraiment compris pourquoi... ” Ils n'avaient pas été vraiment surpris de voir ces deux vampires à Venise. On en parlait dans le grimoire de leur mère. “ Je suis retourné les voir cet après-midi. Pour leur demander quelques gouttes de sang, et récupérer discrètement ces bijoux par la même occasion. ” D'un signe de tête, il indiqua leurs mains. Deux pierres bleues sur deux bagues en argent. “ D'accord, mais t'auras pas du faire ça, surtout qu'ils savent qui je suis, ils n'auront aucun mal à me retrouver et... ” Et tout s'éclaira dans son esprit. Valerian lui adressa un regard angélique. “ Je pouvais pas vraiment faire autrement, pas vrai ? C'est pas comme si j'allais laisser ma petite sœur mourir. Même si Matilda est toute seule avec papa maintenant. Même si tu devais perdre tes pouvoirs, et je suis désolé pour ça, je sais que ça compte... comptait beaucoup pour toi. Mais maintenant que tu le dis, tu devrais sérieusement penser à changer de nom. ” Il lança la noisette* en l'air et la rattrapa, amusé de l'air ébahi de Alice. “ Attends, tu veux dire qu'on... Que je suis vraiment... ” “ Un vampire ? Affirmatif sœurette. ”

*hazel tree = noisetier

“ Mademoiselle. Vos noms et prénoms s'il-vous-plait, ainsi que votre titre d'embarcation. ” D'un regard, Hazel congédia le portier chargé de ses bagages et ce dernier retourna près de la rutilante voiture garée à quelques mètres. Elle tourna la tête vers le jeune homme. Il était vêtu de l'uniforme de rigueur et se tenait, plusieurs dossiers en main, à l'entrée du pont d'embarquement. “ Fairchild. Hazel Fairchild. ” Elle ne lui tendit cependant aucun billet et retira ses gants de soie blanche pour les glisser dans sa pochette et jouer nerveusement avec la bague à son doigt. Elle ne voulait pas partir. Mais avait-elle vraiment le choix ? La veille, en recevant d'une main anonyme le Grimoire de sa mère jusqu'alors bien caché à Venise, elle avait de suite comprit que les deux vampires originellement possesseurs de son précieux bijou avaient retrouvé sa trace. Les vampires et la rancune... Cependant, elle avait paniqué et n'avait pas trouvé d'autre choix que de s'enfuir au nouveau continent. Elle avait demandé conseil à son frère, en voyage en Pologne, par le biais de ce nouvel instrument appelé « téléphone », et il avait approuvé son choix. Mais maintenant qu'elle se tenait sur le point de partir, elle hésitait. Le marin la dévisagea, dans l'attente d'une quelconque réaction. “ Mademoiselle, je ne peux pas vous laisser monter sans billet. ” Hazel leva les yeux au ciel avant de planter son regard bleu dans celui du brun. “ Mais si, vous pouvez. Je suis en cabine B60. Pourquoi ne pas simplement me souhaiter un bon voyage ? ” Un instant déconcerté, il cligna finalement des paupières et attrapa une fine clef en or dans une des chemises qu'il avait en main. “ On se chargera de vous conduire à votre cabine et d'y faire porter vos bagages, Mademoiselle. Je vous souhaite un excellent voyage, bienvenue à bord du Titanic ! ”

“ Excuse-moi, t'as une clope ? ” Hazel tira sur sa cigarette et en souffla la fumée qui s'envola dans l'air nocturne. Elle se retourna. Un jeune homme brun se tenait près d'elle, une main dans la poche de son jean. Sans répondre, elle sortit une cigarette et son Zippo de son blouson de cuir. La petite flamme dansa dans la nuit, éclairant leur visage, et Hazel l'approcha pour allumer la cigarette qu'elle tendit à l'inconnu. Quelques personnes erraient encore dans la rue, mais le concert était fini depuis plus d'une heure maintenant, et la plupart d'entre eux étaient soit des fumeurs, soit des groupies. “ Merci. ” Il porta le petit cylindre à ses lèvres et s'adossa au mur, le regard rivé sur Hazel. Cette dernière attendait Tessa, une jeune sorcière de sa connaissance avec qui elle avait passé la soirée, et fit mine de s'absorber dans la contemplation de ses rangers alors qu'elle sentait que le rouge lui montait aux joues. Quoi ? Mais non, pas elle. Surtout pas elle, impassible et impitoyable avec tous, d'une froideur sans limites pour qui n'avait pas la chance d'être proche d'elle. Elle n'était pas une de ces ados rougissantes aux yeux pétillants, elle était Hazel Fairchild et allait sur ses neuf cents ans. L'heure n'était plus aux balbutiements innocents. Cela dit, le jeune homme n'avait pas l'air du genre à balbutier. Hazel redressa la tête et inspira. Elle ne pouvait pas se laisser aller comme ça, surtout pas devant un humain. “ Alors, ce concert ? Apparemment, ils ont révolutionné l'Angleterre. ” Hazel, toujours sans se retourner pour lui faire face, approuva d'un demi-sourire. “ Je les avais déjà vu sur scène plusieurs fois, il y a deux ans. A Londres et Liverpool. ” Il étouffa un petit rire. Cette fois-ci, elle se planta devant lui et croisa les bras. “ Qu'est-ce que ça a de drôle ? ” “ Oh, rien. C'est juste que t'as pas l'air d'une anglaise. T'es pas un peu jeune pour traîner à Washington toute seule, surtout si t'es pas du coin ? ” dit-il en appuyant sa remarque d'un sourire narquois et d'un regard détaillant la tenue d'Hazel, de ses cheveux blonds emmêlés à sa courte robe trapèze. “ Je suis plus vieille que j'en ai l'air. ” Comme si c'était exactement la réponse qu'il attendait, le brun tendit la main vers elle. “ Zadig. ” Elle la saisit. “ Haz... ” “ Hazel ! ” cria une voix féminine derrière eux. L'intéressée ne se retourna même pas. Elle savait déjà que Tessa sortait de la salle de concert. “ Je tombe mal, je suppose. ” ajouta-t-elle avec un sourire d'excuse en rejoignant son amie. “ Tu tombes toujours mal, Tess. ” “ Fallait bien que je te dise que le dernier métro partait dans cinq minutes. ” “ Donc... Zadig, c'est ça ? Tu m'en dois une. ” ajouta-elle en désigna d'un signe de tête la cigarette à demi consumée qu'il tenait entre ses doigts. Tessa la prit par la main et elles s'éloignèrent vers le métro. Trois ans plus tard, la famille du jeune homme pleurait sur sa tombe. Seulement, lui n'était pas dedans.

Dans l'air de Mystic Falls flottait comme une odeur de livres neufs quand Hazel ouvrit les fenêtres, ce matin-là. Elle n'avait pas mis les pieds dans un quelconque établissement scolaire depuis qu'elle avait passé la porte de son précepteur, et aussi loin qu'elle s'en souvienne, c'était en 1864. Oh, elle n'avait pas besoin d'étudier, elle y avait déjà passé suffisamment d'heures perdues pendant près d'un millénaire. Mais elle en avait envie. Et, même si elle ne voulait pas se l'avouer, elle voulait savoir à quoi ressembler une vie d'adolescente normale. Avoir 18 ans et aller au lycée, c'était vu comme normal, pour la majeure partie des habitants de Mystic Falls. Elle était arrivée dans la petite ville quelques mois auparavant. Les dernières nouvelles qu'elle avait eues de son frère dataient de si longtemps qu'elle doutait qu'il soit toujours de ce monde. Quant à Zadig, elle avait perdu sa trace en 2001. Alors elle avait décidé de se poser quelque part. Et Mystic Falls semblait très appréciée par la communauté surnaturelle. Après tout, elle avait l'éternité devant elle, pourquoi ne pas profiter de sa mort autant qu'elle le pouvait ?